Agrivoltaïsme : "Dans quelques années, les gens vont se réveiller"
Pendant deux ans, Valentine Grunwald a travaillé comme prospectrice foncière pour l'un des leaders français du photovoltaïque. Elle a participé à la ruée sur les terres agricoles, avant de quitter ses fonctions, écoeurée par les méthodes employées et les discours mensongers.
Quelle était votre fonction ?
J'étais prospectrice foncière pour un développeur de panneaux photovoltaïques, sur une zone qui couvrait jusqu'à treize départements dans l'Est de la France. Mon travail consistait à identifier des terrains propices et à démarcher les propriétaires et les agriculteurs jusqu'à ce qu'ils signent avec nous une promesse de bail pour les uns, et une promesse de résiliation de leur bail rural pour les autres. Ensuite, une autre équipe prenait le relais et s'occupait du montage de projet.
Quels types de terrains vous demandait-on de rechercher ?
Quand j'ai commencé, je ne travaillais que sur les terrains "dégradés" : friches industrielles, anciennes carrières ou décharges. Puis, en l'espace de quelques mois, la stratégie de l'entreprise s'est totalement tournée vers les terres agricoles. On a réussi à faire croire à une synergie entre panneaux photovoltaïques et activité agricole, avec l'invention de la notion d'agrivoltaïsme et l'aide de quelques lobbys, dont des chercheurs, l'assentiment de la FNSEA et du Gouvernement, qui a fini par considérer qu'il ne s'agissait pas d'une artificialisation des sols. La bascule a eu lieu en 2021 et 2022, avant même les premiers textes de Loi. A partir de là, on nous a demandé de nous concentrer sur les terres agricoles.
Quels étaient les avantages ?
La prospection est difficile sur les terrains dégradés car ils sont souvent trop petits, avec des problèmes de topographie, des enjeux écologiques avec de la faune et de la flore qui réapparaissent après des années d'abandon. Par ailleurs, ces terrains appartiennent souvent à de grandes entreprises qui sont très difficiles à contacter et rarement intéressées par nos offres financières. Avec les terres agricoles, c'est beaucoup plus simple et rentable : après des années d'agriculture intensive et chimique, on trouve facilement de grands espaces plats, sans arbres ni contraintes. Il suffit de discuter avec une ou deux personnes pour monter des projets de 50 ou 100 ha. Et comme les terres agricoles couvrent 45% de la superficie du pays, il y a de la place pour tout le monde !
"Sur les terres agricoles, il suffit de discuter avec une ou deux personnes pour monter des projets de 50 ou 100 ha."
Quels étaient vos critères de sélection ?
D'abord des critères physiques : de grands espaces avec moins de 10% de pente, pas trop d'arbres ni de haies, en dehors des zones Natura 2000 et assez éloignés des bourgs si possible. On ciblait en priorité les grandes terres d'élevage ainsi que les zones de captage, où les agriculteurs sont contraints dans leurs pratiques et donc plus faciles à convaincre. Ensuite on définissait de larges zones, on relevait toutes les parcelles et on les envoyait à des géomètres qui, en retour, nous communiquaient les noms, prénoms et adresses des propriétaires. A partir de là, on contactait les gens pour obtenir des rendez-vous. On avait même recours à des sociétés de phoning qui harcelaient les agriculteurs, propriétaires et élus en leur déroulant notre argumentaire jusqu'à ce qu'ils acceptent de nous recevoir.
Et une fois sur place ?
La première consigne était d'avoir l'air crédible. La plupart des prospecteurs sont des citadins qui ne connaissent rien à l'agriculture et n'ont aucune légitimité. On nous conseillait de nous habiller simplement et d'utiliser assez rapidement le vocabulaire appris par coeur dans nos formations pour faire illusion, comme "SAU", "UGB", de poser des questions sur les rotations, sur le type de faucheuse utilisée… Bien sûr, il n'y avait aucun savoir derrière. Il fallait simplement faire oublier qu'on était des commerciaux et se présenter comme des "ingénieurs en énergie". Pourtant, on restait des chargés d'affaires avec un portefeuille de projets et on touchait des primes à la fin de l'année si on obtenait des signatures.
Comment vous y preniez-vous ?
D'abord, on présentait l'entreprise et sa puissance financière pour rassurer sur notre solidité. Ensuite on insistait sur le contexte politique et environnemental : la France n'a pas atteint ses objectifs de production d'énergies renouvelables, le Gouvernement est en train de changer la Loi pour y parvenir, notre entreprise participe à ce grand projet pour changer le monde et veut travailler main dans la main avec les agriculteurs pour qu'ils y prennent part eux aussi. De toute façon c'est indispensable, il n'y a pas le choix ! Ce n'est qu'à la toute fin qu'on abordait l'aspect financier, car l'environnement est prépondérant dans notre démarche et l'argent, le dernier de nos soucis ! Entretemps, on avait eu le temps d'amadouer notre interlocuteur… L'argent, c'est aussi la dernière chose que la personne doit retenir avant de prendre sa décision.
Et quand ça ne suffisait pas ?
On en venait à des actions un peu plus agressives : par exemple, se mettre le propriétaire et les élus dans la poche pour qu'ils fassent pression sur l'exploitant. Tout le monde a des intérêts financiers : le propriétaire du terrain, la commune, l'intercommunalité, le Département, la Chambre, l'exploitant… Si ce dernier bloque tout, nos équipes de juristes peuvent aider le propriétaire à dénoncer son bail pour le virer, tout simplement. On peut également mentir aux réfractaires, en leur disant que tous les voisins ont accepté et qu'ils auront les désagréments des panneaux autour de chez eux sans toucher la rente comme les autres. J'ai suivi des formations "Négociation", qui devraient plutôt s'appeler 'Manipulation", où on nous expliquait que face à un agriculteur qui exprime des difficultés personnelles pour obtenir plus d'argent, il faut toujours compatir et céder sur des demandes accessoires pour qu'il n'ose plus négocier sur ce qui importe vraiment pour nous.
"Si l'exploitant bloque tout, nos équipes de juristes peuvent aider le propriétaire à dénoncer son bail pour le virer, tout simplement."
Quelles questions revenaient régulièrement ?
Souvent, elles étaient d'ordre scientifique : est-ce que ça va abîmer mon terrain, est-ce que ça ne va pas gêner les cultures, ou poser des problèmes environnementaux ? A cela, on opposait des bouts d'études soi-disant scientifiques qui sont en réalité produites par le développeur lui-même, ou par des concurrents, en lien avec l'Inrae par exemple, qui a des partenariats avec plusieurs développeurs. Ces études sont partielles, pas indépendantes, jamais vérifiées par les pairs et concernent toujours des échantillons non-représentatifs de centrales et des périodes très courtes. Il suffisait de sélectionner quelques passages neutres et de taire tout le reste, comme la phase de chantier qui va ravager le terrain et tasser le sol par exemple, de montrer quelques graphiques, pour faire croire que les panneaux peuvent même être bénéfiques aux cultures. Quant à la question de la réversibilité, on l'évacuait assez rapidement en disant qu'on pouvait s'en charger, sans autre précision. C'est de la manipulation pure et simple, face à des gens qui n'ont pas la culture scientifique pour se défendre face à ces discours. La vérité, c'est qu'on n'a aucune idée des conséquences agronomiques, environnementales et économiques des centrales sur le long terme.
Comment régliez-vous la question des baux ?
On expliquait qu'il nous fallait un bail emphytéotique pour réaliser le projet. Et comme il ne peut y avoir deux baux sur le même terrain, l'exploitant devait résilier son bail rural. En général, ça fait un peu peur. Donc on rassure les exploitants en leur disant qu'ils vont toucher de l'argent en contrepartie de cette résiliation et qu'en plus, on va signer avec eux une convention de coactivité agricole : c'est un bout de papier qui va établir les droits et devoirs de l'entreprise et de l'agriculteur pour l'exploitation du terrain. Evidemment, ça n'offre pas du tout les mêmes garanties qu'un bail rural. C'est ni plus ni moins que de la précarisation de l'agriculteur, qui peut se faire virer par l'entreprise à tout moment. Cependant, on fait en sorte qu'il y ait vraiment une activité sous les panneaux pour ne pas donner une mauvaise image, car il y a eu plusieurs scandales avec des serres sans activité. Mais la notion d'agriculture, pour une entreprise de panneaux, n'est pas la même que pour les paysans : l'idéal, pour un développeur, est d'avoir un maximum de surface avec un minimum d'interlocuteurs. Donc ces projets se font surtout main dans la main avec les grands propriétaires fonciers en conventionnel.
Les développeurs promettent aussi de l'argent aux Chambres via des Fonds de compensation collective. En quoi cela consiste ?
C'est tout simplement une somme d'argent que l'on verse sans savoir comment elle va être utilisée, histoire de se mettre la Chambre dans la poche. D'ailleurs, si les projets sont avant tout agricoles comme l'affirment les promoteurs, pourquoi s'acquitter d'une compensation ? Dans la Nièvre, une partie de ce fonds a servi à financer des méga-bassines. Certaines chambres vont encore plus loin en signant des partenariats payants avec les développeurs pour les accompagner dans la prospection de nouveaux terrains. Les situations de conflit d'intérêts sont monnaie courante.
"Quand la forêt landaise a brûlé, des collègues et responsables envoyaient des "hourras" sur notre messagerie interne…"
Comment êtes-vous sortie de ce milieu ?
Dès qu'on a commencé à prospecter des terres agricoles, des forêts à raser, des lacs à recouvrir des panneaux, je ne me suis plus reconnue. A l'été 2022, quand une grande partie de la forêt landaise a brûlé, des collègues et responsables envoyaient des "hourras" sur notre messagerie interne parce qu'ils allaient pouvoir prospecter cette zone… On a fait chanter une petite mamie pour qu'elle lâche son terrain, on manipulait des gens qui étaient dans de grandes difficultés, sans aucun scrupule. Le plus grave, c'est que les développeurs sont partout : ils font des partenariats avec l'Inrae, des instituts de recherche, des écoles d'ingénieurs agronomes, des lycées agricoles, les élus, les Chambres… Leur but est que l'agrivoltaïsme devienne le nouveau paradigme, celui de l'agriculture du futur. C'est une espèce de pieuvre qui essaie de s'imposer à tous les niveaux de pensée et d'organisation. Face à cela, les contre-discours sont totalement étouffés. Quand on m'opposait des arguments écologiques, je répondais : "Alors vous êtes contre la transition énergétique ?" C'est tellement absurde que les gens ne savent plus quoi répondre.
Comment voyez-vous l'avenir ?
Les Chambres, la FNSEA, les industriels, l'Etat, tous les puissants oeuvrent pour l'agrivoltaïsme avec la bénédiction de l'opinion publique, qui ne voit pas plus loin que le terme "énergies renouvelables". Il y a beaucoup d'adversité mais je ne désespère pas. Dans quelques années, quand les champs vont se recouvrir de panneaux, les gens vont se réveiller. C'est triste mais d'ici là, il faut proposer un contre-discours, montrer la réalité de cette industrie, sensibiliser plus de monde. Le premier rempart, ce sont les propriétaires et les élus. S'ils envoyaient balader les prospecteurs, ce serait réglé : ces gens-là n'ont aucune légitimité à parler d'agriculture, à s'emparer de la terre et à porter des projets agricoles. Ils ne connaissent pas les difficultés du secteur et n'ont aucune vision de l'avenir du métier. Ils n'ont rien à faire dans les campagnes. Pour ma part, j'espère encore pouvoir m'y balader et y travailler sans voir des panneaux partout...